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La Tortue Verte
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Éloge du nomadisme
Abdourahman A. WABERI

« On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels… Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? ». Voilà, c’est dit, et même, sacrément bien dit par Nicolas Bouvier, écrivain et photographe helvète, âme nomade et plume vagabonde. Prince des travel writers.

Contrairement au cliché largement répandu, les nomades ne font pas dans l’errance, bien au contraire. Ils ne s’ébranlent que dans la nécessité, n’empruntent que des chemins maintes fois éprouvés. Souvent à contrecœur. Toujours à bon escient. Ils conjuguent le mouvement et l’enracinement, ne recherchent pas des traces. C'est une question de vie ou de mort, simplement. Il s'agit d'éviter le nœud coulant de la faim. Se délester aussi de toute graisse, de tout superflu, de toutes les inutilités. Un cœur véloce pour tout viatique, un soupçon d’incrédulité au coin de la lèvre, il faut voler à ailes d’aigle sans se soucier du temps des horloges et des sabliers. Marcher, transhumer avec famille et troupeaux n’est donc pas un luxe mais une nécessité économique. Écologique. Bien loin du tourisme de masse avec ses bibelots et sa camelote, ses dieux borgnes et ses vrais démons (le capital), ses magazines en papier glacé, ses icônes fatiguées, son art d’aéroport, sa radote et son bagout, son cinéma calebasse, ses films Bollywood, ses romans de gare, son esthétisme kitsch, son sourire commercial, ses villas et ses charters, ses tour operators, ses baroudeurs au petit pied, ses bourgeois bohèmes, ses prothèses somatiques, sa prudence vaticanesque, sa fabrique des rêves éventés, ses journalistes free-lance, ses circuits d’aventures, ses lécheuses de vitrines, ses taux d’échange, ses ricksaws et sa menue monnaie, son monde sans grain, sa bulle aseptisée, ses cocotiers et ses ciels torrides, ses cœurs de cible fortunés, ses désirs prophylactiques, sa chair sur le trottoir, ses divagations et son ennui, ses scènes pittoresques, ses types ethniques, ses tracés rectilignes, ses étonnants voyageurs, ses cinq continents balisés, son faux printemps et son éternel été, son bazar de quatre saisons, ses muscles juvénilement bandés, ses vaccins et sa clause de rapatriement, sa Toison d’or, ses Arches perdues, sa Terre de feu, son Atlantide pour nains de l’esprit, ses saints sans suaire, ses sports de l’extrême, ses gentils animateurs, ses chanteurs à tresses, son sac à dos et ses petits bobos, ses sherpas du Népal, ses fripes et ses Ray Ban, sa musique ragoûtante, sa cuisine sans saveur, son punch coco, ses Cuba libres, ses cannettes de bière, ses salades de fruits exotiques, ses crèmes solaires, ses slips, ses bikinis, ses déchets à la tonne, son Mickey Mouse et son Che Guevara, ses journées à thèmes, son bleu des mers, son bleu de Grèce, ses albums de photos et sa mémoire d’hier, sa canaille à Tijuana, ses sculptures du Zimbabwe, ses amours à Capri, son french kiss, son french cancan, ses Taj Mahal de pacotille, ses rives, ses routes, son ascension du mont Kilimandjaro, ses états d’âme bitumeux, son métissage douteux et sa fin de l’histoire, son enthousiasme aussi spontané qu’un plat du jour, ses objectifs catégoriques, sa philosophie glouglou, ses moi volatils et grégaires... 

Personne n’échappe à ses ancêtres. Et encore moins le touriste qui regardera du côté de Loti et de Bernardin de Saint-Pierre, si toutefois il est français ou approchant. Facile de s’en prendre à lui, cet animal sans dépouille. « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait » nous prévient le bouvier suisse, retour d’une échappée belle.

Alors le nomade dans tout ça ? Il est déjà loin. Il a contourné l'horizon. Difficile de le coincer vivant et de livrer sa moelle sous la forme d’une brique de pages imprimées. Difficile de le mettre en mots. Même avec des mots ronds, des mots chauds, des mots-caresses, des mots-mappemondes. Ne reste plus qu'à se faire libre-rêveur à défaut de le suivre à la trace sur les routes, les chemins buissonniers, les lacets qui montent et descendent à bout de souffle. Ne pas trop gaspiller sa sueur, sa bave et son haleine. Pas besoin de se mesurer la bite ou mariner dans le marigot du quant-à-soi. Il faut, bien au contraire, braconner des mirages. Faire silence tout autour de soi. Rester humble et aimer la lenteur. Apporter ses provisions : le pain vivant, l’eau vivant, les thés à trois temps (le premier est amer comme la vie, le second fort comme l’amour et le dernier suave comme la mort), le chant du silence. Prêter l’oreille au poète qui a lancé, par exemple, ceci : « … for us in the archipelago the tribal memory is salted with the bitter memory of migration » (Derek Walcott). Idem pour nous, diasporisés et natifs-natals réunis. Nomades transis, avec ou sans caméra, avec ou sans stylo, risquant d’être surpris par le gel des jours sans fin.
Abdourahman A.
WABERI
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