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La Buvinière  (Extrait de roman à paraître)
Théo ANANISSOH

Dans En Touraine – récit d’environ soixante-dix pages que je n’ai découvert et lu qu’une fois à Moisant –, Bamezon leur rend hommage, à eux seuls, en les nommant. Monique et Gérard G., retraités de l’enseignement secondaire, le reçurent à dîner et à déjeuner au moins quatre fois. La Buvinière, leur maison à quelques kilomètres à l’ouest de Moisant, est un lieu doux et accueillant. Ancienne ferme, elle tourne le dos à la petite route qui y mène et fait face à un ruisseau qui coule paresseusement en contrebas, sous les arbres. Monique cuisine des plats exquis. J’en témoigne, invité à mon tour deux fois pendant mon séjour. Et Gérard offre à chaque repas des vins délicieux. Son père, oppose-t-il par modestie aux compliments, a été négociant en vins.
Dans la cuisine, par où l’on entre dans la maison – sol de briques, poutres apparentes au plafond, une sorte de bar qui sépare le coin-cuisine du reste –, les G. ont laissé une fois Bamezon œuvrer. Monique m’en informe avec un éclat de rire significatif. Je m’en étonne sincèrement. Qu’a bien pu accomplir Bamezon à cette occasion ? Elle me décrit le résultat ; je reconnais la sauce d’arachide. Accompagnée de quoi ? De riz. Je n’ai pas posé d’autres questions de peur qu’on ne m’invite à faire de même.

Pour la première de mes deux visites à la Buvinière, c’est Jean-Michel qui m’y a conduit. Il faisait un froid humide ; le véhicule a gelé quand nous avons fini de dîner. Il a fallu gratter les vitres pendant des minutes. Nous avons pris l’apéritif près de la cheminée. Je comprends les sentiments de Bamezon à l’égard de ce couple. Les deux sont des êtres minces, sobres et loyaux. On est rassuré auprès d’eux, et on en a conscience. La qualité des paroles, ici, est aussi celle des intentions. Monique est blonde ; ses cheveux descendent à peine au-dessous des oreilles. Elle est d’Alsace où elle a grandi. Elle a été économe dans les lycées professionnels que dirigeait Gérard. Homme courtois, pénétré de politesse pour autrui, Gérard a des yeux expressifs et attentifs. Dans En Touraine, Bamezon dit donc son bonheur d’avoir connu ces deux êtres. Eux-mêmes gardent de lui un souvenir très amical. La première fois du reste, chez eux, au coin du feu, Monique me demande d’emblée de parler de Bamezon. Éric leur a écrit de temps en temps, les a même invités à venir le voir en Afrique.
« Tu nous as beaucoup appris sur lui ! » s’exclame Monique. Gérard confirme. « Sur son enfance surtout, a continué Monique ; nous ne savions rien de tout ce que tu rapportes. »
Elle tourne la tête vers son mari.
« Hein Gérard ? Nous n’avons pas deviné cette enfance dure qu’il a eue.
- Oui, c’est vrai », acquiesce Gérard.
Il cherche ensuite une meilleure façon d’exprimer sa pensée.
« Il ne la cachait pas, cette enfance ; il la transcendait, je pense. »
Monique s’anime, fait un geste de la main.
« Pendant que je lisais votre roman, je m’interrompais et me disais : mais comment Éric a fait pour être un garçon si bien élevé, avec une telle enfance ?
- C’est là la part individuelle en chacun de nous », observe Jean-Michel.
Nous approuvons.
« Mais je voulais aussi vous demander, dit Monique que je découvre hôtesse vivante, chaleureuse, à l’opposé de l’image d’austérité qu’elle donne à première vue. L’état de l’Afrique, dit-elle, l’état de l’Afrique, comment on peut faire ? »
Je pousse un soupir. Jean-Michel plaisante :
« La question à un million, Théo !
- Êtes-vous optimiste ? interroge Monique en me fixant avec sérieux.
- Je suis bien embarrassé de faire une réponse, dis-je d’un ton amusé.
- À mon avis, tout ce que tu peux dire sera inférieur à la réalité, intervient Jean-Michel d’un air fataliste. Déjà même les romans que vous écrivez, toi et d’autres auteurs africains, n’y suffisent pas… »
Gérard approuve vivement d’un hochement de tête.
« Mais on peut au moins répéter avec fermeté qu’il faut que des gens comme Ribassin cessent de torpiller le destin de ces peuples », poursuit Jean-Michel en s’animant.
Je le remercie en silence d’introduire le nom de Ribassin dans la conversation. Monique lève les bras au ciel.
« Ah ! Ribassin ! », Fait-elle. Puis, à moi : « Il a longtemps vécu dans votre pays.
- Son nom y est connu de tous, dis-je. C’est lui qui gouvernait en réalité.
- C’est incroyable quand même ! » dit-elle, perplexe. Puis, un instant après : « Il est rentré à Moisant avec un Africain qu’on dit être son secrétaire.
- Yvonne et Jean-Michel m’ont raconté.
- Est-il toujours en prison ? s’interroge Monique. Ça ne m’étonnerait pas qu’on l’ait déjà relâché. »
Gérard pousse un soupir, son verre de vin entre les mains. Il s’apprête à dire quelque chose.
« Vous savez, commence-t-il en me regardant, nous avons emménagé ici à la retraite ; enfin, à ma retraite, car Monique, elle, a continué de travailler encore plusieurs années. Mais nous avions acheté cette maison il y a dix-neuf ans. Et nous y venions en vacances avec notre fils et sa famille en été, à Pâques, ainsi de suite. Pendant ces séjours, surtout en été, Ribassin rentrait d’Afrique, j’imagine pour se reposer du chaos qu’il contribuait à y créer. Il passait plusieurs semaines ici, dans son château. Nous avons un club de tennis du canton ; il venait jouer avec nous.
- Mais il en était membre d’honneur, Gérard ! s’exclame Monique en riant.
- Oui, notre président – comme le monde est petit – qui est le maire de Moisant… »
Monique :
« Et neveu de Ribassin !
- Oui, le maire a fait de lui Ribassin un membre d’honneur du club – l’unique membre d’honneur du reste. »
Gérard marque un temps d’arrêt, lève le doigt pour souligner ce qu’il va ajouter.
« Il faut dire que c’était de bonne politique. Ribassin a fait construire plusieurs terrains de tennis dans le canton. Il est très riche.
- Et très bon joueur », complète Jean-Michel avec ironie.
Gérard hausse les épaules en se retenant de sourire.
« Ça remonte à loin maintenant, feint-il de se dérober. Il n’a plus du tout participé à nos tournois à son retour définitif d’Afrique.
- Il est devenu trop vieux, raille Monique
- Oui, c’est sûr. Il avait, je crois, déjà plus de 70 ans. Non, je parlais des matches d’autrefois, quand il rentrait en été.
- Et alors ? Insiste Jean-Michel, convaincu de la réponse.
- C’était un joueur correct, finit par lâcher Gérard avec un petit sourire.
- Mais vous le laissiez gagner volontiers, dis-je.
- Non, c’est un homme particulier », fait Gérard après les rires.
Il regarde sa femme.
« Une fois, c’était en 1998, je crois, hein ? Monique. »
Elle comprend, le manifeste par un geste de la main et de la tête.
« En 98, il nous a invités Monique et moi à une fête qu’il organisait au Fazao – c’est le nom africain, je pense, qu’il a donné à son château. Il y avait du beau monde.
- Nous nous sommes demandé pourquoi il nous conviait, nous, dit Monique.
- Oui, et on n’a jamais eu la réponse. Il y avait des gens de Paris…
- Des Africains !
- Mais pas de ceux qu’on croise dans les rues de Tours. Non. Des ministres de ces pays africains. Il devait y avoir au moins une cinquantaine d’invités.
- Peut-être plus, estime Monique.
- Il fêtait quoi ainsi ? Demande Jean-Michel.
- On n’a jamais su, répond Monique. Il a juste fait transmettre une invitation à Gérard. Nous étions invités à prendre part à une fête chez lui. C’était magnifique. »
Gérard hoche la tête d’approbation.
« Une très belle soirée. De très bons vins, ajoute-t-il avec respect.
- Il avait invité aussi des gens que nous connaissions, comme son neveu – il n’était pas encore maire – et d’autres membres du club de tennis de Gérard. On ne s’est pas ennuyés du tout. »
Se rappelant une anecdote, Monique fait un geste en direction de Gérard.
« Tu te souviens de cet Africain avec qui tu as causé longuement de tennis ? »
Monique s’adresse à Jean-Michel et à moi :
« Ils causaient depuis un moment Gérard et lui. Puis Gérard, voyant qu’il s’y connaissait bien en tennis, lui demande comme ça, en passant, s’il était professeur de tennis ou quelque chose de ce genre ; et lui de répondre calmement : Ministre des Affaires étrangères !
- Je ne me souviens plus du pays qu’il a nommé. Il m’a donné sa carte de visite.
- Il a même proposé à Gérard un poste de proviseur dans un grand lycée de chez lui !
- Et-tu-as-refusé ! articule Jean-Michel faussement estomaqué.
- Attends, dit Gérard d’un air sérieux. Ce type a été tué même pas trois semaines après dans un coup d’État ! Ribassin n’était pas encore reparti. Je me souviens qu’après un match, je lui ai montré la carte de visite que j’avais apportée pour savoir s’il avait par hasard des nouvelles de cette personne – j’avais lu dans les journaux qu’un coup d’État avait eu lieu… Le pays (il cherche), le Togo… ou le Congo ? Je ne sais plus. Donc, je montre la carte de visite à Ribassin. Il ne la touche pas, lit le nom, et laisse tomber : "Il y est passé." »
Il s’ensuit un temps de silence pendant lequel on n’entend que les bûches crépiter dans la cheminée.
« Vous y allez à son invitation ? me demande Monique.
- Oui, dis-je sans hésiter. Je prends cela comme faisant partie des obligations de ma résidence. »
Cette explication l’amuse.
« J’imagine, dit Jean-Michel, que tu es un peu curieux de le voir de près.
- Oui. Mais je n’aurais pas cherché à le rencontrer s’il ne m’avait pas invité.
- Son secrétaire vous a contacté ? me demande Monique.
- Non.
- En tout cas, l’invitation a bel et bien été envoyée par lettre signée de sa main à la Maison des écritures. Yvonne vous l’a montrée, je pense.
- Oui.
- On l’a reçue avant même votre arrivée ! »
Elle dit peu après :
« Ça nous a quand même mis dans l’embarras, cette invitation. Florence et Jean-Michel ont dit qu’il fallait répondre poliment non sans attendre votre venue.
- C’est à cause de ce qui s’est passé avec Éric, réagit Jean-Michel d’un air grave. Florence et moi, nous avons pensé qu’il fallait éviter un nouveau conflit entre lui et un résident. D’autant que pour les résidents qui ne sont pas Africains, il ne se préoccupe pas de savoir à quoi ils ressemblent. »
Il tourne la tête vers moi.
« Là, tu acceptes d’y aller, Théo ; mais si tu avais dit non, comme Éric ?
- Moi, avoue Monique, je ne sais toujours pas ce qui est mieux : accepter ou pas ?
- Yvonne était pour accepter, observe Gérard.
- Oui, confirme Monique. (Elle rit) C’est qu’elle est très Présidente. Elle prend soin de ne pas désobliger les bailleurs de fonds, finit-elle dans un éclat de rire.
- C’est une chance que vous ayez accepté, reconnaît Gérard. Comme dit Jean-Michel, cela aurait pu être une nouvelle situation embêtante comme ç’a été le cas avec Éric. Il faut dire que cette invitation qu’Éric a refusée et la querelle qui en a résulté avec le secrétaire de…
- L’amant, murmure Monique.
- Enfin le secrétaire supposé disons de Ribassin, cette invitation a pourri la résidence du pauvre Éric. On invite un écrivain, c’est pas pour qu’il soit en conflit avec tel ou tel habitant du village ! »
Jean-Michel observe avec irritation :
« Le fait même que cette invitation crée tant d’embarras la rend déplaisante ! Après le coup avec Éric, il aurait dû s’en tenir là, Ribassin.
- D’autant qu’il ne doit plus être vraiment en état de converser, s’étonne Monique en baissant d’un cran la voix.
- Son cancer de la prostate doit être très avancé, explicite Jean-Michel.
- J’ai essayé de tirer un peu les vers du nez au maire après un match, dit Gérard ; en vain.
- Mais quand même, fait Monique d’un ton presque enthousiaste à mon endroit après un nouveau temps de silence, ça va être quelque chose de vous retrouver en tête à tête avec lui à table ! Ce sera une scène très intéressante. »
                                                                                                       Théo ANANISSOH
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