Janvier 2012
Dossier n°1 
Ce que Paris fait aux littératures francophones


INTRODUCTION


 La littérature africaine d’expression française écrite est née et s’est affirmée en exil, notamment en France, où ont résidé et continuent de résider beaucoup de ses meilleurs fleurons. Depuis les années 30, au cours desquelles émerge la négritude inscrite dans l’histoire littéraire comme le plus grand mouvement littéraire culturel et politique qui ait regroupé l’essentiel du monde négro-africain, jusqu’à la période actuelle, qui a vu monter et se confirmer une génération d’écrivains dits de la « postcolonie », Paris exerce un monopole presque sans partage sur le livre africain dont elle assure l’édition, la diffusion et la consécration. Il n’y a pas de doute qu’un tel monopole sans précédent dans l’histoire mondiale des lettres a des conséquences sur les choix éthiques et esthétiques des auteurs issus d’Afrique noire. Lesquels choix sont constamment débattus sans que compte soit toujours tenu de cette situation historique inédite. On se surprend à imaginer les chemins que cette littérature aurait empruntés si elle s’était développée exclusivement en Afrique, si Paris n’avait pas été si omniprésente et omnipotente ou si elle s’était épanouie ailleurs qu’en France, dans un autre pays dont la promiscuité historique, politique et linguistique avec l’Afrique aurait été moins flagrante. Du coup, la possibilité d’examiner les conséquences d’un tel contrôle, quasi exclusif, sur les orientations éthiques et esthétiques des auteurs d’origine africaine, et donc sur leurs imaginaires, s’impose comme une nécessité pour comprendre les querelles qui secouent, par à-coups, le champ littéraire africain par exemple et qui semblent, de manière obsessionnelle, graviter pour l’essentiel autour des questions d’engagement ou de désengagement politique, et des écritures à même de les porter au mieux. Des questions, on s’en doute, provoquées au moins en partie par les contextes inédits d’existence et de création des écrivains subsahariens, exilés volontaires ou non, ou en transit sur les bords décidément incontournables de la Seine.  
Plus qu’autre chose, le présent dossier est une incitation à l’examen de l’évolution dans le temps, des contenus thématiques et des options esthétiques des écrivains francophones ayant séjourné, ou séjournant en France (avec en prime la nationalité française pour beaucoup). Dans leur rapport à la France, à l’institution littéraire française à laquelle certains semblent manifestement contraints de faire des yeux doux et à leurs pays d’origine sous le prisme de l’influence que Paris, la capitale mondiale des littératures francophones, peut avoir exercée et exerce toujours fatalement sur ces dernières. S’il y a certes eu un infléchissement ces dernières années par rapport à la période allant des origines à la fin des années 70 avec la diversification des pays d’accueil des écrivains migrants d’Afrique francophone, il demeure que nombre d’entre eux continuent d’être édités et consacrés en France tout en résidant ailleurs. Ce qui ne change en rien la problématique que pose ce dossier qui se structure en trois parties.

La première examine les contextes sociopolitiques dans lesquels est née et s’est développée la littérature africaine d’expression française. Dans son article ouvroir, Claude Éric Owono Zambo propose une réflexion sur « le sort de la littérature africaine sous l’encadrement idéologique et hégémonique de Paris » depuis plus de cinquante ans. En effet, en dépit de ce que l’Afrique francophone est désormais dirigée par son élite locale, les contraintes politiques, économiques et culturelles imposées par Paris continuent de peser sur elle. Le domaine de la production du livre africain en témoigne. Pour l’auteur, Paris, terre d’édition de la pensée africaine, contrôle/censure tout ce qui lui semble contraire à ses visées, contraignant ainsi les auteurs africains à réviser leurs positions scripturales et à éprouver une meurtrissure liée à la dialectique entre le penser, en langue africaine, et l’écrire, en langue coloniale. Louis Bertin Amougou quant à lui s’intéresse aux contextes d’émergence, à Paris, de ce qu’on s’accorde à désigner sous le vocable de littérature francophone migrante pour rechercher les déterminants sociopolitiques qui exacerbent la logique identitaire qui l’obsède et sa dépolitisation continue. À son avis, deux phénomènes expliquent cet état de choses. D’une part, la résurgence de la xénophobie et du racisme, « la lepénisation galopante » de la France (pour emprunter à Mongo Beti), dont beaucoup d’analystes avisés ont fait le constat depuis les années 80, à l’origine de l’inflation de la problématique identitaire dans la fiction, et, d’autre part, ce que Jacques Rancière nomme « la fin » de la politique qui rend compte de la distance que les écrivains de cette cuvée mettent entre eux et l’engagement de leurs prédécesseurs.

La deuxième partie constituée de deux contributions pose le très intéressant problème des champs littéraires dans l’espace francophone avec les littératures camerounaise et mauricienne comme champs témoins. La contribution de Yves-Abel Feze analyse la consommation-réception des écrivains d’origine camerounaise à l’intérieur des frontières nationales sur la foi de la conception qu’ils se font de la littérature et du profit qu’ils peuvent en tirer. Partant du constat que l’un des handicaps à l’appréhension de la littérature camerounaise est, outre le fait de s’écrire en français et en anglais, d’être produite à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, à Paris notamment, il postule l’atomisation du champ littéraire et pose le problème central de l’autonomie des instances de légitimation des écrivains et du mode de leur consécration avant de conclure à un impossible champ littéraire camerounais ou, tout au plus, à un champ littéraire paradoxal. Une conclusion qu’on n’aurait pas trop de mal à appliquer à d’autres espaces littéraires africains. Dans l’article qu’ils nous proposent, Evelyn Kee Mew et Emmanuel Bruno Jean-François reviennent sur le parcours de la littérature mauricienne d’expression française dont l’histoire a toujours été associée à Paris aussi bien comme centre éditorial que comme canon. Les questions qu’ils se posent alors et auxquelles ils apportent des réponses originales sont les suivantes : les textes publiés à Paris, voire consacrés par des récompenses et prix prestigieux, ne correspondent-ils pas finalement plus aux attentes et aux pratiques de lecture d’un marché européen constamment en quête d’exotisme, qu’à une expression littéraire proprement locale ? Faut-il nécessairement que la reconnaissance et la consécration viennent d’ailleurs ? De plus, si cet exotisme constitue bien la condition première de la légitimation parisienne, jusqu’où la littérature mauricienne peut-elle échapper aux nombreuses catégorisations – voire aux ghettoïsations – littéraires ? En plein milieu du débat terminologique entre littératures nationales, francophones, postcoloniales, et encore littératures-monde, comment rendre compte de la dynamique littéraire mauricienne sans que celle-ci ne soit réduite à l’image d’une littérature insulaire indianocéanique qui serait la construction de ce centre parisien, au sens où l’entendent les critiques postcoloniaux ?
La troisième partie rassemble deux études de cas spécifiques. La première est une contribution de Till R. Kuhnle qui décortique l’œuvre romanesque d’une voix emblématique de la migritude : Sami Tchak. Né en 1960 au Togo, l’auteur de Place des Fêtes, comme son personnage, est l’un de ces écrivains dont le discours est marqué par le fait, comme l’écrit Jacques Chevrier cité par l’auteur, qu’ils « se trouvent placés en situation d’exilés par rapport à une Afrique de plus en plus lointaine et mythique et que, d’autre part, ils doivent affronter le quotidien d’une société française qui n’a pas pris la mesure de la diversité dont elle est issue ». La dette de Tchak à Louis-Ferdinand Céline est clairement démontrée à travers son style « truffé d’argot et de grossièretés... défiant toute political correctness... qui cherche à capter son narrataire... par la haine qu’il crache sur sa propre race – à l’instar de Céline qui crachait dans Bagatelles pour un massacre et dans ses autres pamphlets, sur les Juifs ». Pour conclure cette partie, la question au cœur de la réflexion de Daniel S. Larangé est la suivante : quel discours identitaire tiennent les écrivaines qui occupent une place grandissante dans l’espace médiatique d’une France déclarée par certains en quête de sa propre identité, à l’heure de la mondialisation ? Il s’agit pour lui de déterminer le rôle que jouent Paris et ses représentations dans les œuvres d’une nouvelle génération d’écrivaines camerounaises notamment. Il affirme que Paris, capitale des idées et des lumières, Par(ad)is fantasmé par la génération précédente, symbole d’un père infidèle et pourtant prodigieux, transforme les écrivaines camerounaises qui vont jouer de leur charme et de celle de leur écriture féminine pour pénétrer les institutions littéraires françaises et les mécanismes du système qui assure à la Ville son spectacle permanent.
Enfin, dans le face à face des littératures avec la capitale mondiale des lettres francophones, évidemment, l’influence ne s’exerce pas en sens unique comme tendent à le montrer les réflexions qui précèdent. Paris porte l’empreinte de son passé colonial et de sa position monopolistique qui en découle sur les littératures qui nous intéressent. On ne pouvait clore ce dossier sans évoquer l’effet retour sur Paris de l’émergence en France même d’une littérature issue de la banlieue et écrite par des descendants d’immigrés africains. C’est la tache que s’est assignée Hervé Tchumkam. « Ce que les littératures francophones font à Paris ou qui a peur des littératures de banlieue ? » est le titre de sa contribution qui sert à la fois de conclusion et d’ouverture à l’ensemble. Dans un ingénieux renversement du postulat de base qui révèle l’autre face de l’affaire, ce qui n’amusera certainement pas les défenseurs acharnés de l’ordre établi en littérature francophone et/ou française, (selon les points de vue), l’auteur argue qu’à l’ère de l’ethno-racialisation à outrance des rapports sociaux en France, la littérature de banlieue s’est spécialisée dans la prise en charge des questions de ségrégation raciale et spatiale et des injustices infligées à ces véritables lieux de relégation. Il ne manque d’ailleurs pas au passage de souligner l’ambiguïté désignationnelle de cette « autre littérature ». Parmi les questions que pose sa réflexion et qui sert de boussole à son argumentation, celle-ci : comment le château d’une littérature-monde en français peut-il se construire alors même qu’une génération d’écrivains francophones ou plutôt français, ceux des banlieues, est soit muselée, soit ignorée ou stigmatisée en raison d’une affiliation urbano-ethnique ? Il suggère que l’avenir des lettres franco-francophones se situe moins dans les manifestes de l’élite des littératures en langue française que dans cette « communauté qui vient » et dont le Collectif « Qui fait la France ? » est la meilleure illustration. Au total, « la communauté qui vient », telle est la forme à venir de ce que les littératures francophones font à Paris, cité littéraire désormais menacée par la « tranquille intranquillité » des littératures produites par les descendants de l’immigration africaine en France.

Louis Bertin AMOUGOU
www.latortueverte.com