Avril 2012
Dossier n°2
LA NORME
NORMES et INFRACTIONS dans la société des productions culturelles

INTRODUCTION

Compte tenu non seulement des relations parfois problématiques qu’entretiennent les régions francophones avec l’Hexagone, mais aussi de l’encre qu’ont fait couler, notamment, la francophonie, la Francophonie, les diversités culturelle et linguistique, les accommodements raisonnables (Québec), la réaffirmation de l’état laïque (France), la littérature-monde, voire même la nouvelle orthographe, « la norme » en tant qu’objet d’étude ne peut être que d’une actualité brûlante. On sent en effet, peut-être depuis l’avènement des indépendances africaines, que les sphères d’intérêt autour de la langue française et de ses cultures s’avèrent naturellement fertiles pour les discussions sur la norme et, sans doute bien davantage, sur ses infractions.
Parmi les articles rassemblés ici, c’est en effet l’infraction qui se démarque. L’œuvre de certains écrivains se distingue ainsi par les moyens employés pour faire face à une norme qui apparaît souvent suffocante. Dans « Musset, une poétique du délire », Anne-Céline Michel rend compte du parcours d’un poète à cheval entre une esthétique classique normative et un Cénacle romantique qui ne l’intéresse guère mieux. De la même manière, Maria Petrescu, par le biais de son article « Les déviations des règles du journal intime dans Récits de la longue patience de Daniel Timsit », démontre comment Timsit transgresse certaines délimitations importantes d’un genre qui, en tant qu’écriture de soi, privilégie de telles pratiques. Camille Delon, pour sa part, montre en quoi Geste d’Anne-Marie Alonzo met en question la norme liée au corps par la déstabilisation de la norme de l’écriture ; son article, « L’écriture du corps hors norme d’Anne-Marie Alonzo : détourner la norme. L’exemple de Geste (1979) », rend en effet explicite le lien établi entre la lecture du roman, marquée à la fois par le manque et l’excès, et une apparence corporelle mutilée. Pour Aurélien Bécue, c’est le discours sur le rock qui propose de dépasser ses propres conventions. Son article, « Un jeune homme trop gros d’Eugène Savitzkaya : un roman en marge de la norme “Littérature rock” », établit bien que certaines marques de la littérature rock (la prolifération des allusions musicales, le « j’y étais », etc.) peuvent être surpassées. Dans « Les couples dans l’œuvre de Chrétien de Troyes ou les deux façons de vivre le désir amoureux : la norme dans la marge de l’exception », Nejib Selmi expose l’infraction commise par Chrétien face aux conventions de l’amour courtois ; il note que la nouvelle norme ainsi formulée par Chrétien est transgressée à son tour par son créateur. Enfin, s’attardant plutôt sur Amélie Nothomb, Fanny Mahy examine la création par l’auteure de normes régissant les cas extrêmes de télé-réalité. Son article, titré « Spectaculaires normes de la télé-réalité dans Acide sulfurique d’Amélie Nothomb », examine les répercussions de ces lignes directrices non seulement pour les participants, mais aussi pour le public. Déjà peut-on discerner le dénominateur commun des normes relevées jusqu’ici : elles sont toutes propres aux productions culturelles. Et si les deux derniers articles mentionnés relèvent aussi de certaines normes sociales, ils sont loin d’être les seuls.  
En effet, les normes sociales constituent une trame commune dans quatre autres articles – que ce soit par le biais de la langue ou celui de la production littéraire. Les romans dont il est question dans l’article d’El hadji Camara, « Normes et anticonformisme : de l’appropriation linguistique à la rénovation générique dans le roman africain francophone », témoignent de l’affranchissement, sur les plans linguistique et esthétique, de la norme provenant de l’hexagone telle qu’elle est ressentie par les auteurs francophones, notamment en Afrique. Pour Louise Chaput, l’enjeu concerne également la langue. Son article, « Usage et norme : étude de la variation lexicale et des variables courriel et pourriel », explore données empiriques et faits historiques en vue d’expliquer certaines variations terminologiques du français. Dans une optique similaire, Jamila Barge avec « La vision sociolinguistique de la “norme” dans l’enseignement du français » démontre qu’il est nécessaire de nuancer les idées reçues sur la norme de la langue française, suite à quoi elle fait plusieurs recommandations visant une nouvelle manière d’enseigner le français dans les écoles. Enfin, Noalig Tanguy, dans « La phrase comme norme en français parlé : réalisations et écarts », montre la valeur de la phrase en tant que notion catégorielle, bien qu’il recommande que cette unité soit modifiée pour faire en sorte qu’elle soit plus souple et qu’elle rende compte de la diversité linguistique.  
Le jeu entre normes et variations sociales, au-delà du versant linguistique, se déroule également sur le terrain de la quête identitaire. Sarah Jacoba, dans « On ne naît pas individu : on le devient : La naissance de la figure désexualisée dans Tu t’appelleras Tanga de Calixthe Beyala », affirme de manière convaincante que la transgression subtile et détournée de la norme dans le roman de Beyala permet, malgré un régime et des traditions phallocentriques, de repositionner la sexualité et l’identité féminine. Rita Graban examine plutôt Terre salée d’Irina Egli et Dieu est né en exil de Vintilã Horia. Elle découvre, en conclusion de son article « Errare… divinum est : errance, exil et erreur chez Irina Egli et Vintilã Horia », qu’en défiant les normes sociales qui leur sont imposées, les deux protagonistes montrent les liens étroits entre, d’une part, l’erreur et l’exil, et, d’autre part, l’excentricité, l’inceste et l’errance. Enfin, comme l’établit habilement Alexandra Tsedryk, la norme touche les questions identitaires les plus actuelles. Dans « De la résignation à la révolte : la figure de l’étranger à travers deux romans québécois contemporains », sa lecture de La Danse juive de Lise Tremblay et Le bonheur à la queue glissante d’Abla Farhoud permet de réactualiser la figure de l’étranger et d’explorer davantage l’infraction des normes par la littérature migrante.
Deux derniers articles privilégient plutôt l’effet et le fonctionnement de la norme que les infractions qui s’y opposent. « Norme, séparation et altérité fraternelle en Ontario français » de François Paré propose une lecture éclairante de La fissure de la fiction de Patrice Desbiens et de L’anglistrose de Roger Levac dans le but de mesurer l’impact de l’intériorisation de la norme, notamment linguistique, sur l’identité de l’être minoritaire. Dans « L’imaginaire de la Révolution tranquille et ses normes ou comment survivre à la critique littéraire », Benoît Trudel tente de mesurer, dans le cas de l’accueil critique réservé à La cité dans l’œuf de Michel Tremblay et à La mort exquise de Claude Mathieu, l’influence réciproque entre l’imaginaire révolutionnaire des années 1960 et le travail de la critique littéraire québécoise.
La sélection d’articles qui suit est issue de communications présentées lors d’un colloque international sur la norme et ses infractions, événement qui rassembla une cinquantaine d’intervenants venus du Canada, d’Europe et d’Afrique. Dans le but de refléter la diversité du département d’études françaises de l’Université Western Ontario (London, Ontario, Canada) où a eu lieu le colloque, le comité d’organisation accepta des propositions de chercheurs en linguistique et en études littéraires.  J’en profite pour remercier ce comité, sans qui cette publication n’aurait pas vu le jour, ainsi que les nombreux chercheurs qui ont gracieusement accepté d’évaluer les articles en vue de la sélection. La publication de cet ouvrage est possible grâce à l’appui financier de l’Université de Hearst.
Benoît Trudel
Université de Hearst, Ontario, Canada