Décembre 2012
Dossier n°4
DOSSIER SPÉCIAL RACHID BOUDJEDRA

INTRODUCTION


Ce dossier se veut un hommage à Rachid Boudjedra, ce doyen de la littérature algérienne, cet homme aux facettes multiples : poète, scénariste, essayiste, chroniqueur, dramaturge et surtout romancier. Il est aussi conçu comme un retour sur cette vie telle que l’auteur ne cesse de la narrer de livre en livre, sur cette carrière qui compte plus de quarante ans de création, sur cette œuvre unique dans la littérature algérienne d’expression française ou arabe, sur cette Algérie telle qu'il en dessine les contours.
Né à Ain Beida, dans les Aurès, en 1941, maquisard à dix-sept ans, agrégé de philosophie et licencié en mathématiques de l’université d’Alger en 1965, titulaire d’un DES de la Sorbonne en 1967 avec une recherche sur Céline et la vertu cathartique de son Voyage au bout de la nuit. Rachid Boudjedra  a enseigné dans des lycées à Alger et à Paris. Il se consacra à la littérature à partir de 1969 avec un roman d’une grande violence symbolique, qui a choqué et choque encore beaucoup de ses concitoyens : La Répudiation (1969). Mais ne faut-il pas être percutant afin de briser les images tenaces, les stéréotypes entêtés, les traditions révolues ? D’ailleurs, ne l’appelle-t-on pas l’iconoclaste ! Ne faut-il pas être violent afin de dénoncer toute forme de dictature, tout abus de pouvoir, tout déni d’identité, toute falsification de l’Histoire ? D’ailleurs, n’est-il pas l’enfant terrible de la littérature algérienne ! 
Et iconoclaste, il l’est, de par le fait de traiter de sujets et de thématiques souvent tabous (L’Insolation, 1972 ; Le Démantèlement, 1982), de les aborder le plus souvent en termes crus et même « vulgaires » en empruntant de l’arabe algérien certaines insultes (La Macération, 1984), de dénoncer certains dénis historiques comme le rôle des Berbères dans la conquête de l’Andalousie (La Prise de Gibraltar, 1987) ou de donner une dimension érotique et misogyne à ses Mille et une nuits (Les 1001 années de la nostalgie, 1979). Enfant terrible, il l’est, de par sa critique acerbe de l’ascension de l’islamisme politique en Algérie (FIS de la haine, 1992), sa satire de la bureaucratie en pleine ère socialiste (L’Escargot entêté, 1977), sa prise de position pour la sauvegarde de la démocratie au péril de sa vie en plein terrorisme islamiste (La Vie à l’endroit, 1997).
Mais Boudjedra n’est pas que cela. Soyons iconoclastes à notre tour afin de casser l’image qui lui a été apposée et qui nuit beaucoup à la réception de son œuvre par la jeune génération algérienne actuelle. Centrer les jugements sur son idéologie communiste, son athéisme, son anticonformisme, c’est voiler tout un pan de sa carrière et de sa personne. Boudjedra est avant tout un être blessé depuis sa toute jeune enfance et ses textes font écho à son étude sur Céline : « Praxis et catharsis ». Son écriture est alimentée par la quête d’une résilience suite aux actes d’un père, symbole d’une culture patriarcale et tribale. 
Boudjedra est aussi l’auteur qui a le mieux mis en scène l’« Algérianité » dans ses textes et scénarii. Il suffit d’évoquer les Chroniques des années de braise, palme d’or au Festival de Cannes en 1975 ; son étude sociologique dans La Vie quotidienne en Algérie parue en 1971, la défense de ses frères de sang exploités en France et victimes du racisme et de l’exclusion (Topographie idéale pour une agression caractérisée, 1975), son texte réconciliateur de toutes les franges de la guerre de libération nationale (Les Figuiers de Barbarie, 2010) ; ceux, évocateurs de la magie du Sahara, perçu par beaucoup d’Algériens comme source de pétrodollars uniquement : Timimoun (1994) ou Cinq fragments du désert (2001). Quant à la France, afin d’inverser l’ordre des choses, de surmonter le complexe de l’ex-colonisé, Boudjedra est allé jusqu’à lui écrire ses Lettres algériennes (1995), donnant d’elle et de sa culture sa propre vision. Boudjedra est également l’un des rares auteurs algériens d’expression française à avoir accordé une place dans son œuvre à la langue arabe, à la langue algérienne. Il est surtout le seul à s’être autotraduit vers le français en opérant dans certains cas une quasi-réécriture de la mouture initiale de son texte (Le Démantèlement, 1982). Le seul encore à avoir collaboré avec son traducteur, Antoine Moussali, comme s’il voulait avoir un droit de regard sur la version destinée à son lectorat habituel francophone.
Ce dossier s’ouvre par deux contributions d’une grande spécialiste de Boudjedra, en l'occurrence le Professeur Afifa Brerhi. Qui mieux qu’elle peut nous présenter l’homme et l’œuvre dans toute son étendue ? Elle qui s’exclame, face à la diversité et la richesse des approches possibles d’un tel géant des lettres algériennes : « Par quel bout tenir ce fou – passionné des arts, amoureux “de la chair des mots, de leur levure, de leur pulpe” jusqu’à la souffrance jubilatoire ? » Deux analyses qui se suivent et se complètent dans la mesure où Afifa Brerhi nous offre un panorama des différents textes de Boudjedra, une sorte de « bio/graphie », l’une liée intimement à l’autre et juste séparées par une ligne oblique comme le préconise Dominique Maingueneau. Afifa Brerhi nous propose également une lecture du dernier opus de Boudjedra, Les Figuiers de Barbarie, un roman représentant le tiraillement de tout un chacun entre le travail de mémoire et la quête de la vérité historique, source d’encore plus d’ambiguïté. L’article de la traductrice espagnole de Boudjedra, Leonor Merino, nous présente le versant poétique de son œuvre dont la subjectivité, qu’elle qualifie de cauchemardesque, envahit les textes afin de panser sa blessure, ce que l’écrivain français Charles Juliet désigne par « fracture initiale ».
Grâce à cet éclairage quasi exhaustif de Boudjedra, l’homme et l’œuvre, le lecteur pourra aborder l’écriture Boudjedrienne sous le signe du dialogue avec l’Autre, avec les Autres. Axe qu’inaugure Ismail Slimani avec sa contribution dans laquelle Boudjedra est qualifié de chantre de l’« Algérianité », cette spécificité identitaire de l’Algérien qui n’annihile pas sa diversité constitutive. L'apport d’Abdelghani Remache en est une véritable extension, à l’image du Sahara qui prolonge géographiquement et culturellement l’Algérie. Ce dernier nous donne une relecture de Timimoun avec en toile de fond ce dialogue de sourds entre ces deux projets de société antagonistes pour l’Algérie, rappelant la querelle des anciens et des modernes. Dialogue rendu impossible par les uns et les autres et dont on connaît les conséquences sanglantes de la décennie noire. Vladimir Siline conduit ensuite le lecteur vers ce que Bakhtine nomme le « grand dialogue ». Une œuvre qui dépasse donc son cadre local pour tendre à l’universel en abordant entre autres les thèmes mythiques et symboliques.
Les études qui suivent mettent en avant la dimension subversive de l’œuvre de Rachid Boudjedra. Un écrivain connu pour avoir attaqué le triangle sacré des sociétés arabo-musulmanes : la religion, la politique et la sexualité. Les deux premières sont abordées dans l’article de Moulay Hicham Bouchaib où il revient sur l’athéisme militant de Rachid Boudjedra et sur sa critique virulente de l’islamisme politique. La troisième, la sexualité, est questionnée par Edmond Kessé N’Guetta sous l’angle de la poétique du corps féminin comme fantasme et catharsis sociale. Sexualité illustrée par deux femmes Amel Maafa et Rachida Benghabrit – Bouallalah. L’une, dans La Répudiation, met en lumière le face-à-face qui oppose, au sortir du colonialisme, la femme algérienne à la femme moderne, symboliquement représentée par le personnage de l’étrangère, nommée d’ailleurs Céline en référence à l’auteur éponyme. L’autre développe une analyse du discours idéologique, hautement féministe et moderniste, adressé en filigrane aux femmes algériennes dans Journal d’une femme insomniaque (1990).
Ce dossier se clôt sur deux hommages poétiques. Le premier, du poète et écrivain parisien Emmanuel Cheiron, est une variation mariant les références à L'Escargot entêté de Rachid Boudjedra et à l'Émir Abd el Kader, homme selon lui de grande foi et de grande sagesse. Le deuxième, du poète Nicolas Grenier dont le recueil Quant à Saint-Germain-des-Prés, trente et un tanka sur la main d’après a reçu le prix Paul Eluard de la Société des Poètes Français (2011), est un écho à Topographie idéale pour une agression caractérisée qu’il intitule justement Idéographie métropolitaine.   

Ismail SLIMANI
Université de Bordj Bou Arreridj, Algérie