Novembre 2014
Dossier n°5

DOSSIER SPÉCIAL Patrick CHAMOISEAU

Les Géographies de la Mémoire

INTRODUCTION
Entre lieux et non-lieux, souvenirs et oublis, perte et créations, l’écriture de Patrick Chamoiseau inscrit dans les mots les traces (Traces-Mémoires) qui subvertissent et dévoilent, désenfouissent et libèrent. Mais chaque portée des signes est aussi une disparition. Comment résoudre ce conflit ouvert par l’Histoire de l’esclavage, mais déjà antérieur à lui ? Comment affronter cette pensée de système si bien dénoncée par Édouard Glissant ? Il y a des filiations impossibles, des connaissances définitivement inaccessibles. Mais dans le même temps s’ouvre à la pensée le chemin qui suggère une échappée. Des ruines naissent des livres, enlacés, enserrés, chargés de tous les maux et de toutes les atrocités, mais qui reconstituent, ne serait-ce que dans le travail du conteur et du Marqueur de paroles, un mouvement inépuisable. Le détour est un dépassement sans oublis, et si l’amnésie a parfois été forcée, elle offre l’hypothèse renouvelée d’une alternative. La colère souvent s’exaspère, mais toujours accompagnée d’un partage, d’une ligne rhizomatique. Rien de ce qui a été étouffé ne le demeurera. Et le tracé des joies est un opus multiplié, une révélation sans véritables racines, mais qui dessine un espace puissamment habité de tous les arrachements, de toutes les courses, de toutes les images, quand celles-ci, peut-être, allient dans le chant créole, les vitalités de l’oralité et l’immensité fébrile des écritures. D’Hypérion Victimaire à Marie Laborieux, en passant par Crusoé, de Caroline à Balthazar Bodule-Jules, en passant par l’esclave vieil homme, tous les chemins se croisent et se décroisent. Mais il en est un qui se creuse, dans l’annonciation d’une vocation, alors même qu’il est déjà dépositaire de toutes les charges du passé.

 Ce chemin est celui qui mène à l’école républicaine. Pour Jean-Louis CORNILLE, il est peuplé d’insectes, de fils et de fils. Dans une toile qui relie les lettres et les êtres. Dans une pluralité cruelle qui fait de l’animalité déclinée une source de vie. Mais celle qui tue (l’araignée) devient l’initiatrice « dévoreuse des écrits ». Dans le parcours enfantin viennent s’immiscer Césaire, Glissant, Saint-John Perse. Puis Tournier, Baudelaire ou Céline. Déjà la surabondance est une énonciation. Celle du manque et de l’absence. Celle, créole de la confrontation. Celle aussi qui décline les mots, entre le désir d’une mutilation (« Trancher en deux les moustiques, couper les pattes aux mouches ») et l’initiative d’une rencontre qui se fera politique. Dès lors l’autobiographie se veut intertextuelle. D’une intertextualité vive, qui fait surgir Michel Leiris ou Jean-Paul Sartre, avec en filigrane le conte de Charles Dickens. Et si tous ces auteurs constituaient un « foyer », une brûlure rougeoyante qui relie l’eau au feu, comme en souvenir de volcan. Chamoiseau écrirait en contrepoint, et la découverte des livres est une « contrefaction », c’est-à-dire une appropriation. Cette mise à distance qui devient la parole propre. Comment reconnaître la généalogie en exigeant que le mimétisme dû aux aînés soit peu à peu le trait d’une indépendance ? Sans doute en pensant le métissage comme un dépassement et en acceptant que ce n’est pas l’écrivain qui fait l’œuvre, mais plutôt l’œuvre qui fait l’écrivain.

Alors, « qui parle et qui écrit » ? De l’imaginaire à l’Histoire se tisse un lien qui ici ne peut qu’être celui qui envisage. Qui donne forme à la pensée et à l’écriture. Qui fait se jouxter les espaces extérieurs et les « En-ville » organisés. Celui qui est devenu un écrivain dans Chemin-d’école se métamorphosera ici en récepteur fécond d’un devenir destructeur. Mais qui détruit ? Peut-être celui-là même qui devait construire. La ville devient ce tracé des espérances et des désillusions. Mais aussi le terrain d’une communauté qui relie la voix et son expression « gestative ». Retour ou recommencement d’une négation, ou errance métissée de mille vies obstinées. Même Jésus pourrait s’y perdre. Même Césaire pourrait s’y dé-trouver. Dans Texaco, le bidonville devient une mangrove, et la mangrove une clameur. Il y faudra un cahier, puis deux, puis d’autres ; il y faudra une poétique, dérivée, délocalisée d’être nommée comme quartier ; il y faudra un texte comme palimpseste vivifié de la résistance et de l’émergence d’une esthétique que Jean-Christophe DELMEULE visite.

Cette esthétique est peut-être celle du corps à l’écoute, du corps qui veut échapper à la plantation. Elle devient témoignage d’un inconnu qui n’a laissé que peu de preuves. Mais celles qui subsistent sont éclatantes. Terrifiantes. Entre l’homme et le chien se jouent l’histoire d’une déshumanisation et le sentiment d’un partage. Celui qui fait écho aux ombres amérindiennes. Celui qui interroge en la langue les résonances d’autres parlers effacés, gommés. Car si l’esclave est une victime, il est habité par d’autres disparitions. Et quand Linda GIL évoque cet esclave qui a fui, qui marronne, elle revient aussi sur la présence de cette « mystérieuse Pierre sacrée ». « L’entre-dire » mis en scène est aussi une poétique de la correspondance, pour autant qu’elle montre en la créolité une autre absence, un autre désastre. Et si le feulement du chien se meut dans la nuit, c’est aussi que cette nuit est tout autant celle de l’esclave « privé de mémoire et d’identité » que celle, partagée, des Indiens d’Amérique qui dérivent le sillon en l’inscrivant dans la pensée des victimes. De quelle nature est donc cette « trace » qui oriente et désoriente ? De quels échos résonne la « course » ? Quand l’esclave fuyard devient le reflet d’un autre mythe qui le sculpte en le dé-sculptant, dans un métissage inattendu.

L’espace, ici, ne se délimite pas. Libéré, l’esclave peut se retrouver enfermé. Enfermé, il pourra, dans la sphère des mots et des symboles, se retrouver libre. Alexandra ROCH explore le territoire du cachot pour tenter de décrypter les traces laissées par celles et ceux qui y ont été confinés, mais aussi pour déceler la parole de « l’arpenteur ». La « Trace » se voit, mais aussi s’efface. Elle est présence tout autant qu’absence. Elle construit, mais aussi « déconstruit ». C’est que la mémoire n’est pas le passé et le passé pas exactement la mémoire. Le signe est souvent colonial. Et la marque, comme celle infligée à l’esclave n’est pas rédemptrice. Mais il est possible de se rendre au-delà du passé, grâce aux « fouilles » que l’écriture initie dans des « Traces-mémoires ». Ici, Caroline donne à l’« Oubliée » une présence insufflée, « réchappée. »  Elle en devient « exorcisme », et par là même offre à l’existence une négation douloureuse. C’est « le concept de la blès » qu’il convient d’invoquer pour symboliser le cachot, mais aussi pour évoquer le travail d’écriture libératoire de l’auteur. Donner vie à la mort. Recomposer les fragments et les bribes pour démultiplier les fonctions du narrateur. Quand l’auteur marronne en créolisation.

 Ici cette créolisation entre en relation avec d’autres drames. Ceux qui ont frappé les bagnards de Cayenne. Samia KASSAB-CHARFI revient sur Guyane. Traces-Mémoires du Bagne. Au cachot succède le bagne. À l’ardente apostrophe de l’emprisonnement, l’empathie qui lie et relie l’auteur à ces hommes déportés, niés, effacés de l’humanité. Ce qui sédimente l’effroi est sans doute cette écriture fissurée, mais maintenue entre les mains, décillée, visionnaire. Comme en malgré tout. Qu’est-ce que la « sidération des pierres » sinon le refus de « l’usure » ? L’estompement des aberrations qui n’en reviennent que plus intenses. Entre « litote » et « acclamation », l’horreur des lieux est devenue leur propre demeure. Que disent les lianes, les murs et les « frissons » ? Comment formuler le témoignage qui rappelle d’autres transbords ? Sans doute en opposant à la pensée de l’Unique, la diversalité des souffrances. L’archéologie se fait ici testimoniale, et la descente aux enfers, poétique orphique des immensités animées. Quand la mémoire se soustrait au « Mémorial » pour graver le pétroglyphe des partages.

 Partager revient à « penser autrement ». C’est-à-dire à mettre « en relation » des faits et des hommes, dans une architecture de l’écriture. Pour Évelyne LLOZE, il faut y trouver un lieu où le dialogue est aussi une interrogation des monstruosités. Un lieu en devenir qui échappe aux conventions et met « en alerte » l’avancée scripturaire du refus. L’écriture qui s’oppose et aussi celle qui s’appose. Nier une transcription des codes qui héritent d’une Histoire faussée, « officielle ». En revenir à ce qui a été « refoulé » pour mieux vivifier l’échappée des mises en relation. Énoncer la présence qui contient tout en démesurant la perte, qui prend forme dans une utopie qui échappe à la critique facile et aux préjugés paradoxaux. S’engager dans « un travail de conscience qui […] s’éprouve dans un devenir d’utopie ». En un mot, penser son histoire hors de toutes les falsifications esthétiques pour inventer un trouble qui « outrepasse les frontières ». L’utopie ici devient hétérotopie, marginalité décentrée des inventions mémorielles et langagières.

Or la mémoire est aussi une création. De rebondissement en rebondissement, Frédéric BRIOT interroge, dans une proximité non figée, les textes et les affirmations. De références en déférences, d’inférences en exigences. Qui est ce Tu, qui ne peut se saisir qu’en se dessaisissant ? Dans une approche profondément épistémologique, il pose deux questions fondamentales : comment répondre à une interpellation qui certes n’est pas agressive, mais qui se veut déterminante dans le dessin de l’autre, au visage non configuré, et comment interpréter les textes offerts à l’analyse et à la lecture ? Les deux n’en sont peut-être qu’une. Comment déraisonner raisonnablement ou l’inverse. Comment mesurer la démesure ou vice-versa. C’est donc d’un regard qu’il s’agit quand la distance nécessaire est remise en cause et que la citation est une extraction qui relève de « la mise en bouche ». Choisir de ne pas choisir revient à conter ou déconter, cligner ou décligner. Finalement la découverte d’un texte qui requiert une Histoire conduit à accepter que celle-ci soit aussi produite, comme en anatopie ou jeux croisés des inventions surprenantes que Sylvie Cattelin qualifierait de sérendipités.

Pourquoi limiter l’erreur au deuil ? Surtout quand il est possible de rencontrer celui qui, prochainement, va mourir. De ce point de vue, le mot « indépendance » est mû d’une ambiguïté fondatrice et ceux qui l’incarnent ou devraient l’incarner sont d’étranges créatures. Malik NOËL-FERDINAND le sait quand il cite Chamoiseau qui demande à Ti-Cham de leur rendre visite. La chronologie en est bouleversée et laisse apparaître dans Biblique des derniers gestes des « spectres » qui hantent les mots. Agonie vient bien de agonia qui signifie combat. Or Guy Cabort-Masson en a mené d’innombrables, ce qui produit « un système d’énonciation complexe aux narrateurs pluriels » et « une incertitude narrative permanente ». D’autant plus que ce récit fait vivre le surnaturel : des fantômes, du merveilleux. Il est donc logique de comparer le livre de Chamoiseau avec Le Monde hallucinant de Reinaldo Arenas. Mais « le nom de Guy Cabort-Masson n’apparaît nulle part » et dans cette cohorte de personnes citées, il est remplacé par celui de Balthazar Bodule-Jules. Alors qui est qui ? Et comment « recouper » les événements réels avec l’imaginaire d’un écrivain qui fait planer une présence un peu absente, dans plusieurs de ses ouvrages, jusqu’à suggérer que Balthazar Bodule-Jules ne soit pas uniquement le double de Guy Cabort-Masson, mais peut-être, en échos bibliques, celui de Moïse.

D’utopie en hétérotopie, d’hétérotopie en anatopie, s’est ciselée une géographie mémorielle bien singulière, rendant à l’Histoire une place qu’elle a elle-même, par la volonté de ses protagonistes (ici les colons et les esclavagistes), gommée. Dès lors, comment la faire surgir sinon dans le glissement très personnel des genres littéraires, de l’un à l’autre, sans que le dernier éteigne les précédents ? Natalia GADZINA étudie ces passages génériques, en les interrogeant. « Quels rapports la question du genre entretient-elle avec la réflexion historico-littéraire créole ? » Ou comment écrire l’absence de mémoire ? Elle montre comment Chamoiseau, dans Une Enfance créole II Chemin-d’école fait passer le texte d’un « récit d’enfance » à des « mémoires ». Mais des mémoires trouées qui contraignent à explorer les « Traces-mémoires », c’est-à-dire à conjuguer le regard de l’historien avec celui du créateur quand l’imagination vient « combler les vides » et qu’elle permet de reconquérir ce qui a été perdu. Curieuses interférences nécessaires qui lient le destin individuel à la parole collective, quand celle-ci s’appuie sur l’écriture d’un auteur. Or celui-ci doit mentir, car le mensonge « exerce les facultés imaginatives du négrillon ». Et ce mensonge enrobé/dérobé devient porteur d’avenir : c’est le conte qui se dessine alors. Un conte créole où les « répondeurs » vont jouer entièrement leur rôle et où le « Marqueur de paroles » va puiser en résonance toutes les oralités « saccagées ».

Cette correspondance inachevée entre la personne singulière et la collectivité historique est à nouveau étudiée dans le texte de Marie PASCAL lorsqu’elle aborde Écrire en pays dominé. S’agit-il d’un essai, d’un roman, d’un texte poétique ou d’une « autobiographie-romanesque » ? À coup sûr, d’un livre « protéiforme ». Et cette hybridité générique est source de transgression littéraire et politique. La multiplication des narrateurs, les dédoublements successifs de l’auteur font surgir une parole créole, un énoncé qui donne aux peuples oubliés la voix qu’ils n’ont pas eue. Qui est donc ce « vieux guerrier », sinon chacun et tous. La créolité est un espace à conquérir, par « la fluctuation » des pensées et le jeu des « contradictions » nourricières. Elle est aussi cette réflexion complexe sur la langue de l’écrivain lorsqu’il s’enthousiasme pour l’usage du créole chez Franketienne et qu’il fait du français un outil qui lui appartient d’autant plus qu’il est ce territoire de toutes les innovations et de toutes les inventions, de tous les détournements et de toutes les transgressions. Écrire est bien ce refus de « l’ordre » qui permet ou devrait permettre « la destruction des systèmes ».

Et le refus de toute affirmation qui s’appuie sur l’« Unique » ; ce tout « Un » qui est à l’origine de tant de ravages et de traumatismes. Pour Triki WAFA, Patrick Chamoiseau occupe une place exceptionnelle qui pourtant s’inscrit dans un parcours qui ne le coupe pas des autres, bien au contraire. Et quand son écriture est marquée par l’éclatement et le bouillonnement, il crée un style baroque, qui, certes, correspond aux définitions du XVIIe siècle, mais qui lui appartient en propre, dans une poétique qui est le miroir d’« un éthos en bribes ». Ici, les accumulations, les profusions, les énumérations, les jeux de ponctuation et les inventions lexicales et stylistiques relèveraient d’un « baroque fantastique » qui excède les codes et les normes, dépasse les logiques et les ordonnancements. « La tragédie linguistique qui hante son œuvre se résout par une “alliance de la littérature, pourvoyeuses de possibles, et du mythe” ». Le baroque ici devient créole et la langue de Chamoiseau, à l’image des esclaves qui fuient, marronne en littérature. Mais ce marronnage « donne lieu à une redistribution des lieux » qui « comble le vide » et refuse le silence, pour proposer une « écriture saillante » qui permet de « renommer le monde ».
Jean-Christophe DELMEULE