Décembre 2015

Dossier n° 6
RÉÉCRIRE, RECONFIGURER, CRÉER
EN LITTÉRATURE DE JEUNESSE FRANCOPHONE

INTRODUCTION


 Pour Antoine Compagnon « Écrire, [...] c’est toujours récrire », soulignant très explicitement l’opération de retour inéluctable que présuppose l’acte scriptural. En effet, l’écriture en tant que création nécessite des reprises multiples qui touchent à la forme et au sens et qui visent essentiellement l’amélioration du texte. Il s’agit certes ici de l’acception première de la réécriture telle que définie par le Trésor de la langue française, mais le concept manifeste d’autres dimensions que ce dossier se propose d’explorer. Ainsi, elle recouvre tout procédé de reconfiguration selon lequel un écrivain reprend à son compte un ensemble d’intertextes antérieurs ou contemporains, issus de la tradition orale ou de l’univers lettré qu’il recompose selon sa sensibilité personnelle. Le texte en contient d’autres, lus, entendus ou écrits. Non clos sur lui-même, il possède une aptitude à la manipulation-reformulation. Il est pour Roland Barthes « scriptible » et non seulement « lisible », entendant par là « les produits (et non les productions) [qui] forment la masse énorme de notre littérature ».

 Ce texte « scriptible » qui est « une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés », s’ouvre à une diversité de reconfigurations textuelles, iconographiques ou transmédiatiques. Il autorise une lecture interprétative dans son acception nietzschéenne : « [ne pas] donner [au texte] un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre) [...] au contraire apprécier de quel pluriel il est fait ». Le lecteur qui nous concerne ici est l’enfant ou l’adolescent, sa compétence réside dans sa capacité à percevoir les lignes ou les images, mais aussi au-delà. Ainsi, il fait émerger cette pluralité du texte, en réunissant les divers fragments ou intertextes qui le composent, où se conjoignent ces bribes éparses puisées dans sa culture personnelle, pour l’éclairer d’une signifiance nouvelle.

 Cette littérature est fondamentalement riche de sa diversité générique, thématique et poétique. Quand un écrivain crée, détourne ou se réapproprie un écrit, il adjoint sa voix à celles qui l’ont précédé et instaure avec elles un dialogue continu. Cette pluri-vocalité transparaît nettement dans les articles proposés par les contributeurs. Ces études montrent que les relations entretenues entre la culture source et celle d’accueil varient en fonction de paramètres historiques, sociaux, et idéologiques. D’un côté se dessinent des filiations qui s’inscrivent dans un mouvement de perpétuation des normes et des valeurs de la culture française. De l’autre transparaît une volonté de rupture, une remise en cause de la légitimité dont il faut se démarquer. Certaines réécritures parodiques d’œuvres patrimoniales sont très explicites à cet égard, car elles subvertissent le code scriptural, esthétique et axiologique d’origine au profit d’un ancrage dans la culture locale. Toutefois, quelle que soit la nature de ce lien, il ne peut se réduire à une simple vision dichotomique, il est complexe et mobile. Les littératures francophones de jeunesse, mettent en évidence cette variabilité, cette mouvance tributaire de leur espace d’émission et en grande partie, des normes dominantes.

 Marie-Agnès THIRARD commence par une réécriture, « de l’ordre du transcodage littéraire », réalisée par Amélie Nothomb, laquelle fait basculer le conte (La Barbe bleue de Perrault) dans l’univers du roman (Barbe bleue). Elle fait remarquer que la fidélité au conte source n’est qu’apparente et qu’un écart se manifeste déjà dans le choix du nom de l’héroïne : Saturnine en allusion au monstre saturnien. Ce glissement suggère une inversion des rôles entre bourreau et victime. Ce récit en expansion est enrichi de nombreux dialogues rehaussant la compétence conversationnelle et l’art de la séduction du Barbe bleue moderne. Le motif de l’interdit est préservé, bien que décalé de manière à empêcher la séquence finale de la sanction. L’auteure belge se joue des codes du genre en se livrant à un va-et-vient entre merveilleux et réalisme, proposant ainsi une forme de féérie romanesque aux relations intertextuelles récurrentes avec l’hypotexte et d’autres écrits antérieurs. Elle « multiplie les procédés de réactualisation » et offre une lecture à deux niveaux pour les plus initiés.

 Thierry CHARNAY, quant à lui, examine une réappropriation récente de Charles Perrault par Tahar Ben Jelloun parue en 2014 sous le titre évocateur Mes contes de Perrault. Il s’interroge sur la « polyphonie constitutive » et l’entrelacement des voix ; sur les modalités de leur présence, leur raccordement, leur hiérarchisation. Il analyse, dans une optique sémiologique, les divers processus mis en place et l’impact de la transposition dans un univers fictionnel et culturel différent. Par l’observation des spécificités discursives et stylistiques, il entreprend un voyage symbolique dans la langue du texte réécrit ; dans le temps et l’espace de sa reconfiguration. Le « sur-ancrage référentiel » atteste cette volonté et invite à une lecture-dépaysement. Toutefois, à vouloir trop s’éloigner du conte source et chercher à lui donner une identité autre, on finit par mettre en péril ses particularités génériques : comme dans le Chat botté de Ben Jelloun on « le transforme en anti-conte, contestant le merveilleux, le tournant en dérision. »

 Dans le même mouvement, Bochra CHARNAY étudie le transfert de Peau d’Âne, vers la littérature d’enfance et de jeunesse au Maghreb, dans trois traductions distinctes. Au préalable, elle rappelle que l’hypotexte a été lui même l’objet d’une réécriture. Perrault a puisé dans « un entrelacs d’intertextes » issus à la fois de la tradition et de l’univers lettré, en particulier chez son prédécesseur Basile. Le travail sur les trois livrets illustrés, souvent accompagnés d’un dispositif pédagogique, vise essentiellement à expliciter la stratégie déployée par l’énonciateur-traducteur pour conformer le conte occidental aux normes esthétiques et éthiques de sa culture propre. Cette démarche nécessite le recours à divers types de « textualisation » allant de l’ellipse narrative à la surenchère, ce qui métamorphose le sens et la symbolique. La « rhétorique du non dit ou de l’indicible » qualifie ce processus scripturaire dominant, où le motif de l’inceste est détourné, voire passé sous silence produisant un conte totalement acculturé, éloigné des « attentes » de l’enfant maghrébin du XXIe siècle.

Danièle HENKY s’intéresse à une réécriture québécoise du Petit Prince de Saint-Exupéry, à savoir Le petit prince retrouvé de J.-P. Davidts, qui s’inscrit dans le mouvement innovant de la littérature de jeunesse cherchant depuis la Révolution Tranquille à « s’affranchir de l’emprise française » et à encourager les productions autochtones. Même si paradoxalement, l’écrivain, en reprenant un « des plus célèbres ouvrages français », apparaît comme un « continuateur », il se situe bien du côté de la rupture. Elle indique les modulations fondamentales opérées, la pertinence des « parallélismes » qu’elle déjoue ; déconstruit, pour en montrer non les signes d’une fidélité, mais ceux d’une émancipation. Entre poésie et sarcasme, se dessine un « portrait-charge » de la société québécoise actuelle que le jeune lecteur peut découvrir et apprécier. Ainsi, loin d’être un prolongement contrairement à ce que le titre suggère, c’est un dépassement du « texte-modèle » et un renouvellement de sa dimension sémantique.

 Marie-Hélène GRIVEL revient sur un moment crucial de la littérature de jeunesse au Canada, celui de sa genèse ; elle présente Marie-Claire Daveluy, pionnière en la matière, avec Les Aventures de Perrine et Charlot  qui consacre « l’émergence du héros-enfant » et contribue de façon très nette à la naissance d’une littérature nationale, libérée « du modèle hégémonique français » et permettant de « lutter […] contre l’invasion des Comics américains ». Elle explore la trilogie de cette auteure devenue « passeur de culture » : Le Filleul du roi Grolo, Au Pays des belles histoires et La Révolte des sorcières. Le premier est un conte de fées qui « se saisit des codes européens » par le biais de nombreux emprunts à Perrault et à la Comtesse de Ségur pour « créer de toutes pièces des héros nationaux » ; le deuxième relève de la transfictionnalité donnant une vision du merveilleux européen transposé en terre canadienne. Le dernier livre accorde plus de place au folklore canadien et répond à la préoccupation de créer un espace dédié à la littérature de jeunesse canadienne et de valoriser un patrimoine culturel.

 Karine BEAUDOIN considère « l’adaptation des contes folkloriques pour la jeunesse franco-ontarienne ». Elle se base notamment sur « l’enquête » de Germain Lemieux, le « gardien de [cette] mémoire » dont les enregistrements ont donné lieu à une publication substantielle, Les Vieux m’ont conté, comprenant « deux versions écrites », un remaniement et une transcription ; puis à une reprise récente par Françoise Lepage, « une auteure prolifique », qui en a prélevé quelques-uns et les a modifiés à destination des enfants. Tous deux, à plus de cinquante ans d’écart, se sont centrés sur l’accessibilité accordée à « un lectorat cible ». Elle passe par les « théories de l’adaptation », recense les « quatre modulations » qui se sont profilées et suggère « une lecture synoptique » du conte emblématique, Le bon Devineur, qui concentre tous les enjeux de langage. La comparaison des trois l’amène à repérer les variations provenant des suppressions, des ajouts et des « déplacements » qui influent sur « la construction des personnages » et « la fibre narrative ».

Enfin, Pierre-Alexandre BONIN se penche sur la reconfiguration d’une figure archétypale, celle du loup, et décèle toutes les mutations qui ont un impact sur son statut, dans sept albums de la sphère francophone (France, Belgique et Québec). Le Loup sentimental de Geoffroy de Pennart ; Le Loup qui découvrait le pays des contes d’Oriane Lallemand et Éléonore Thuillier ; Loup, que fais-tu ? d’Yveline Méhat et Laure Du Faÿ ; C’est Moi le plus fort, C’est Moi le plus beau et Le plus Malin, trois réalisations de Mario Ramos ; et Le Loup dans le livre de Mathieu Lavoie. Il insiste sur la notion de « renouvellement » du conte pour ensuite se focaliser sur celle du « détournement » et s'interroger sur les « modes opératoires ». Il parvient à dégager deux tendances majeures pour six d’entre eux. La représentation de l’« anti(héros) » autour duquel se construisent les péripéties du récit ; la désacralisation, grâce à l’humour, du stéréotype du prédateur. Tandis que le dernier s’appuie sur la « prédésignation conventionnelle », accentuant ainsi « la potentialité de telles réécritures ».
Bochra CHARNAY