Juin 2018

Dossier n° 8
L’HÉRITAGE DE SONY LABOU TANSI

SONY LABOU TANSI : ENTRE ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE DE LA DÉMESURE
INTRODUCTION
L’œuvre de Sony Labou Tansi, multiforme, diaprée, de même que son parcours complexe marqué par une entrée fracassante en politique aux heures des balbutiements de la démocratie dans son pays n’a pas fini de susciter des propos passionnés, des commentaires polémiques, des analyses dithyrambiques. Car son travail est oxymorique, celui du sens et du non-sens sauf à dire que la fiction sonyenne reste un art comportant une logique interne propre où les unités de discours aboutissent à des impasses qui sont elles-mêmes des systèmes signifiants. Son esthétique est une mise en procès de l’échec de la modernité et, plus précisément, de son langage qui se confronte à l’indicible et flirte avec la postmodernité. Tout se passe comme si l’auteur congolais avait inauguré « le sens du désordre » (pour reprendre la belle expression de Jean-Claude Blachère), celui de l’aporie.
Comment donc, plus de vingt ans après son décès, comprendre cet itinéraire intellectuel et politique atypique et rendre compte de cette gigantesque « fable » que constitue sa production toute en excès ? Comment analyser sa réception de la part du public, de la critique ou même de ses pairs ? Quel est, en un mot comme en mille, l’héritage de Sony Labou Tansi ? Il importait alors de revisiter cette œuvre exubérante et dont le présent dossier donne à observer le legs dans son interculturalité, sa dimension politique ainsi que sa poétique singulière. Une hypothèse ténue traverse, à vrai dire, l’ensemble des contributions ici rassemblées ; c’est que Sony Labou Tansi réconcilie l’esthétique et l’éthique, le poétique et le politique dans une littérature engagée ; soucieuse de nommer le monde ou de défendre la nature.
Guilioh Merlain VOKENG NGNINTEDEM étudie l’écrivain sous l’angle des influences littéraires variées, en révélant la façon dont l’intertextualité se manifeste dans sa création romanesque, mettant ainsi en valeur le lien entre mémoire et échanges interculturels. Il souligne alors comment le texte sonyen pastiche ses hypotextes et fait allusion aux aînés de la « fratrie littéraire ». Il montre également à quel point, Sony Labou Tansi s’abreuve à la source du magistral Gabriel García Márquez.
C’est précisément le modèle marquézien que reprend David MBOUOPDA en se demandant fort opportunément si ses affinités entre les deux hommes de lettres sont fondées. Son analyse de l’émetteur au récepteur se concentre sur quelques aspects du style de Márquez que Sony Labou Tansi recrée et adapte à sa culture. C’est le cas de la néologie de sens et de l’usage du style indirect libre qui tendent à prouver qu’il était un ardent lecteur des romans latino-américains.
Effectivement, Sony Labou Tansi, dans une lettre à son amie Françoise Ligier, revendique sa filiation politique avec l’auteur colombien. Cela autorise Louis Bertin AMOUGOU à revenir sur le subtil distinguo, inscrit dans l’Avertissement de La Vie et demie, entre l’auteur engagé et l’homme engageant pour établir que le créateur et l’œuvre se nourrissent réciproquement. Faisant aussi référence à L’État honteux pour mesurer et illustrer ses prises de position dans le champ politique congolais dès 1992.
Dans le même ordre d’idée, L’Anté-peuple constitue pour Gérard KEUBEUNG un poignant témoignage du délitement de l’État postcolonial, alors que tout portait à croire qu’il serait un espace de libération. Les évolutions chaotiques de cet univers d’après la colonisation sont abordées par le biais du personnage emblématique du roman, Nitu Dadou, dont les déboires font échos aux pratiques gouvernementales déshumanisantes existantes de part et d’autre du fleuve Congo.
Cette dimension critique envers les instances dirigeantes, n’altère toutefois pas la sensibilité esthétique de Sony Labou Tansi qui se caractérise par sa singularité. Yves-Abel FEZE nous invite à considérer la façon dont l’écrivain, par « un véritable ouragan de mots », voire une inflation, invente un langage « bâti à la mesure de la démesure ». Cette hypertrophie proviendrait d’un différend entre l’homme et les outils langagiers à sa disposition ; ce qui amène l’auteur du livre Les Yeux du volcan à tailler dans la langue pour y façonner sa propre matière.
J.J Rousseau TANDIA MOUAFOU, lui, aborde un point nodal de la pièce de théâtre de Sony Labou Tansi intitulée Monologue d’or et noces d’argent, c’est-à-dire les rapports entre l’homme et la nature pour mettre en exergue les modalités esthétiques par lesquelles le littéraire prend en charge l’écosystème. Le dramaturge produit alors un texte écologique selon les critères de l’écocritique. Un manifeste dans lequel la nature est perçue par l’homme comme étrange/ère, notamment lorsqu’elle est modélisée par la technoscience.
Enfin, Fulbert KOFFI LOUKOU examine, justement, le statut de l’Être par opposition à la définition d’une filiation, d’une détermination paradigmatique. Il s’interroge sur les liens qu’entretient la subjectivité avec l’humanité, la connotation et les modalités d’énonciations. Dans cette optique, les déictiques sont judicieusement convoqués dans l’analyse du dernier recueil de poèmes de Sony Labou Tansi Ici commence ici. L’enjeu étant de savoir si la valorisation du sens connoté l’importe sur le sens dénoté.

      Yves-Abel FEZE

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