La Tortue verte ISSN 1968-3782  Copyright © Tous droits réservés. Designer Graphique & Webmaster Valerie.D.
Diffusion et reproduction libres avec l'obligation de citer l'auteur original et l'interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans autorisation préalable.
ARCHIVES des 10 ans de publications de la revue : 2010 - 2020
ISSN 1968-3782
Revue en ligne des 
LITTÉRATURES FRANCOPHONES
La Tortue Verte
ACCUEIL.
ARTICLES/Notes de Lecture.
ENTRETIENS.
CYCLE.
DOSSIERS THÉMATIQUES et ACTES de COLLOQUES.
CREATIONS.
COMITE.
Koffi KWAHULÉ face à son propre imaginaire…

1. Big Shoot dans Big Shoot/P’tite Souillure, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Répertoire contemporain », 2000, p. 21.
« Tout le monde
les hommes les femmes
le gouverneur le maire
les chiens les chats
les uns après les autres
chacun est venu vous
tendre sa nuque afin que
vous y plantiez une balle
pour tromper l'ennui des autres. »
Big Shoot est un conte moderne, un conte moral, malgré les apparences. Aussi comme cela se produit souvent dans les contes, les images, l’espace et le temps sont-ils dilatés ou rétractés. Les rues désertes d’une ville apparemment vidée de toute vie ; on y entend cependant un chien hurler à la mort ; on danse sur un seul gros orteil ; une femme dans l’encadrement d’une fenêtre s’évapore ; un pistolet au barillet sans fond… Bref, le texte, l’extrait cité en est l’exemple paradigmatique, est traversé de signaux qui rappellent son statut de conte. Dans l’extrait, à l’image d’un conte, bêtes et hommes, nature et culture s’entremêlent dans une vision babylonienne.

2. P’tite Souillure, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Répertoire contemporain », 2000, p. 57.
« Depuis quelques semaines je guette ta venue dans le chant des arbres du jardin, jusqu’à ce que l’autre jour, je vois, derrière la vitre, tes yeux s’allumer dans la nuit, au milieu du jasmin de Chine. C’est vrai que tu es le fils de la foudre ? »
P’tite Souillure fonctionne comme une sortie de masque africain. Les musiciens et les chanteurs s’installent, et pendant de longues minutes, trente à quarante minutes, voire une heure, « appellent » le masque encore dans le bois sacré. En attendant le masque, histoire de tromper l’attente, n’importe qui peut entrer dans le cercle et danser. Sorte de préliminaires. Le masque se fait en quelque sorte désirer… Jusqu’à ce qu’enfin, il apparaisse ! La fête peut alors durer jusqu’au bout de la nuit. Mais le point culminant, le climax de la cérémonie reste la première apparition du masque. Depuis des semaines, P’tite Souillure guette la venue de Ikédia dans le chant des arbres du jardin, jusqu’à ce que l’autre jour, elle voit, derrière la vitre, tes yeux s’allumer dans la nuit, au milieu du jasmin de Chine. Ikédia est le masque de P’tite Souillure. Et les images qu’elle convoque, invoque, ne servent qu’à construire le climax que constitue l’irruption d’Ikédia dans le cercle familial. Dès lors la pièce peut se lire comme le rituel de masturbation d’une adolescente coincée dans une maison bourgeoise isolée de tout, la construction de la montée orgasmique.

3. Bintou, Manage, Belgique, Lansman Éditeur, coll. « Théâtre à vif », 2003, p. 36.
« Il faut de la clarté. Et mon couteau tranchera la confusion qui célèbre l'Inachevé. »
Le mot « trancher » est le cœur de ce passage. C’est en effet la première fois dans la pièce, si ma mémoire ne me joue pas des tours, qu’un mot indique, au figuré comme au propre, ce qui se prépare contre Bintou. Dans l’esprit de Moussoba, le monde, à travers le corps humain, est un espace inachevé, un temps suspendu, qu’il convient d’accomplir par la circoncision ou l’excision. Trancher du monde ce qui est en trop, ce qui l’entrave en le maintenant dans la confusion. En d’autres termes, construire la plénitude du monde qui fait qu’une femme est complètement une femme, et un homme un homme. Sortir du sas de la création en tournant définitivement le dos à la confusion des genres. D’une certaine manière, l’exciseuse considère son geste comme un acte culturel plus que cultuel. Compléter et achever la nature en y tranchant, si j’ose dire, ce qui dépasse. Un acte symbolique qui met fin au chaos originel. Désormais, plus de masculinité chez une femme et plus de féminité chez un homme. L’excisée n’est plus que femme, elle n’est plus que ça. Or au moment où le couteau affirme que tu n’es plus que femme, il infirme dans le même mouvement ta féminité. Paradoxalement, pour ne pas dire tragiquement, en tranchant la masculinité, l’excision nie aussi la féminité. D’autre part, Moussoba pervertit cette tradition dont elle se fait la vigie ; elle commet cet acte en dehors de son contexte socio-culturel, en dehors de son rituel. « J’ai deux autres opérations qui m’attendent », dit-elle. L’excision est ici réduite à un travail à la chaîne, un truc mécanique, mercantile. Pourtant, lorsqu’elle parle, elle justifie son acte par tout un discours appris, mais qu’elle ne vit plus. Par son acte elle fait subir un double traumatisme ; le premier au corps et à l’esprit de Bintou, et le second a une société française dont la structure mentale ne porte aucune trace d’excision.

4. Jaz, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Répertoire contemporain », 1998, p. 55.
« Et tu as le viol plaqué
sur chaque pore de ta gueule
sur le bout de tes doigts
sur la pointe de tes seins
sur la crête de ta fange.
[...]
As-tu crié.
As-tu appelé à l’aide.
Quel genre de femme es-tu. »
En 1979, année de mon arrivée en France, j’avais participé, en décembre, avec un groupe d’étudiants africains à un voyage à Périgueux ; chaque étudiant a été accueilli dans une famille. Le jour du réveillon, il y a eu une discussion des plus soft entre le père de famille et le fils, militant anti-apartheid. Malgré les arguments du fils, le père restait convaincu que les Africains leur étaient reconnaissants d’avoir été colonisés. Le fils s’est alors tourné vers moi : « Vous êtes contents d’avoir été colonisés ? » J’ai simplement répondu : « Non. » Il y a chez certains violeurs, que ce soit de peuples ou d’individus, un déni total de la tragédie qu’ils infligent, un déni qui préserve au violeur son statut d’humain, à ce qui lui tient lieu de conscience tout du moins. Ce processus, pour qu’il ne soit pas aliénant, passe avant tout par la construction de la victime parfaite, celle qui accepte la justesse et le bien-fondé de l’agression qu’elle vient de subir. Après tout si le violeur ne se sent pas coupable, il faut bien que quelqu’un le soit. Ce qui t’arrive n’est que de ta faute, tu es un aimant à emmerdes, tu n’as eu que ce que tu méritais. Jaz passe d’ailleurs, très brièvement, par cette auto-culpabilisation. Si l’affaire est bien menée, c’est-à-dire si le discours du violeur est bien intériorisé par la violée, on peut même assister à un écroulement du Moi. Et c’est à ce moment-là que commence le viol irrémédiable.

5. Fama, Manage, Belgique, Lansman Éditeur, coll. « Nocturnes Théâtre », 1998, p. 7.
« Arrivera forcément le Messager
quand tout se préparera à se dissoudre, à s’effriter,
quand les vérités que nous tenions,
en sortant de nos bouches,
nous trahiront pour devenir des mensonges. »
Outre le fait que cette phrase, par sa tonalité renvoie à la tragédie classique, elle est surtout un hommage à la langue éminemment théâtrale de Kourouma. La pièce Fama est librement inspirée des deux premiers romans de Kourouma, Les Soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis, tous deux parus au Seuil. Cet extrait, comme deux ou trois autres dans la pièce, n’est pas « adapté » mais repris tel quel de Monnè, outrages et défis ; ce sont les mots de Kourouma. Autrement la phrase n’a pas d’envers, elle ne dit que ce qu’on lit.

6. Nema, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Répertoire contemporain », 2011, p. 64.
« En vérité, c’est la culpabilité qui a poussé vos pas jusqu’à moi pour proférer cette abomination. [...] Aussi, je vous le dis d’une voix sereine, le jour où la lumière dessillera ses yeux pour qu’enfin il vous voie telle que vous êtes, mon fils vous tuera. »
À la base, Nema est une commande de la commission européenne. Après Les Recluses, on m’a demandé d’écrire cette fois sur la condition des femmes en Europe. J’ai choisi d’aborder cette fiction par l’angle des violences conjugales. Pour ma « documentation », le projet m’a fait séjourner dans les trois villes témoins, Naples, Bruxelles et Saint-Denis de La Réunion (10 jours dans chaque ville) où je devais à chaque fois discuter avec des femmes battues, des sociologues, des pénalistes… et si possible des hommes qui battent leurs conjointes. Et c’est à Naples qu’une jeune femme du nom de Mena (qui deviendra Nema) m’a sorti cette phrase que lui avait dite sa belle-mère : « Si mon fils voulait te tuer, il l’aurait déjà fait ». Cette phrase concentrait à mon sens la tragédie de la conjointe battue, souvent coincée entre la violence du conjoint et la surdité de la belle-mère. Isolée. D’ailleurs, Si mon fils voulait te tuer, il l’aurait déjà fait, devait être le titre de la pièce, jusqu’à ce que Nema s’impose par son évidence.

7. Les Recluses, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Répertoire contemporain », 2010, p. 38.
« Je suis certain que Kaniosha trouvera suffisamment de sagesse en elle pour se sortir du mur qu’elle a elle-même construit autour d’elle. »
D’une certaine manière, la vie est une suite de compromis, à commencer par celui entre l’évidence de la mort et son nécessaire refus. Le besoin de jouer à fond les maigres cartes que nous laisse un ordre hostile. La situation de Kaniosha dans la pièce incite, c’est évident, à une attitude, disons tragiquement plus constructive, plus consensuelle. Jusqu’à ce que de concession en concession, elle se découvre dans les dents d’un piège sans fin. Tragiquement. Est-on absolument innocent du mal qui nous atteint ?

8. La Mélancolie des barbares, Paris, éditions THÉÂTRALES, coll. « Urgence de la jeune parole » 2013, p. 83.
« Dans les steppes d’Asie, peut-être dans les forêts d’Europe, peut-être dans les plaines d’Amérique ; peut-être dans les savanes d’Afrique, peut-être dans la pampa, dans la toundra peut-être, vit une bête à six pattes qui, toute sa vie, court après une senteur qu’on dit la plus exaltante de tous les parfums ».
Toujours l’histoire de l’homme courant après le bonheur, qu’il confond souvent avec la satisfaction, jusqu’à ce qu’il découvre que le bonheur est en lui. Contrairement à la satisfaction qui est assujettie aux contingences extérieures, qui part de soi et revient à soi, le bonheur résulte de ma relation à l’autre, de ce que je fais pour rendre sa vie plus humaine. C’est dans cette relation à l’autre, voire dans la confrontation aux risques qu’implique nécessairement son altérité, que se construit le bonheur. Pour parler vite, le bonheur ne dépend que de moi à l’autre. La satisfaction se replie, le bonheur se projette.

9. Babyface, Paris, Gallimard, coll. « Continents Noirs », 2006, p. 207.
« Et voici ce que Mozati voit dans le ciel : les douze vautours étendent Mozati, bras et jambes écartés devant l’Aveugle, comme une hostie, dans le feu du ciel. Le rapace enfonce, enfonce et enfonce sa tête aveugle dans les cuisses offertes de Mozati. »
Simples images crépusculaires qui annoncent la folie de Mozati.

Koffi KWAHULÉ – Propos recueillis par Léa BROCA, mai 2016.
Mai 2016 (© Portrait Valerie.D)
La Tortue Verte
Revue en ligne des Littératures Francophones
ENTRETIENS/CITATIONS